Les militaires, et pas seulement la CIA, avaient trompé Kennedy. Celui-ci n’oubliait pas que « ces fils de putes avec leur salade de fruits [au veston] étaient assis là, à hocher la tête en disant que ça marcherait (1) ». Pour tenter de mettre fin au pouvoir de la CIA d’initier des opérations militaires, Kennedy signe le 28 juin 1961 un National Security Action Memorandum (NSAM-55) instituant « le comité des Joint Chiefs of Staff comme mon principal conseiller militaire […].

Leur avis devra me parvenir directement et sans intermédiaire (2). » Un an plus tard, le 13 mars 1962, l’avis qu’il reçut du général Lyman Lemnitzer, chairman des JCS, s’appelait Operation Northwoods.

Il s’agissait d’une opération sous fausse bannière destinée à fabriquer un casus belli mensonger contre Cuba. Le projet comportait une vague d’actes terroristes faussement attribués à Cuba et l’explosion au-dessus des eaux cubaines d’un avion charter supposé transporter des étudiants américains en vacances.

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L’explosion aurait été précédée de messages radio de détresse indiquant une attaque par un chasseur cubain. Les passagers réels auraient été secrètement transférés sur un autre avion, mais des funérailles nationales seraient organisées pour eux.

Voici un extrait du projet top-secret, déclassifié en 1997 et révélé au public par James Bamford en 2001 dans Body of Secrets :

« 3. Un incident du type “Remember the Maine” (3) pourrait être provoqué, sous plusieurs formes : A. Nous pourrions faire exploser un bateau dans la Baie de Guantanamo et accuser Cuba.

B. Nous pourrions faire exploser un navire sans équipage et piloté à distance quelque part dans les eaux
cubaines. Nous pourrions arranger un tel incident, dans les parages de La Havane ou de Santiago, en le faisant passer pour le résultat spectaculaire d’une attaque cubaine aérienne ou maritime, voire les deux.

La présence d’avions ou de navires cubains, venant simplement se renseigner sur les intentions du navire, pourrait constituer la preuve irréfutable que ce dernier subissait une attaque. La proximité de La Havane ou de Santiago ajouterait de la crédibilité, surtout pour les gens qui auraient entendu l’explosion ou vu l’incendie.

Les États-Unis pourraient enchaîner sur une opération de secours, aérienne ou maritime, couverte par des
chasseurs US, pour “évacuer” les membres restants de l’équipage inexistant. La liste des victimes dans les journaux américains provoquerait une vague d’indignation bénéfique.

« 4. Nous pourrions mener une campagne de terreur communiste cubaine dans la région de Miami, dans d’autres villes de Floride, et même à Washington. La campagne de terreur pourrait viser des réfugiés cubains cherchant refuge aux États-Unis.

Nous pourrions couler une cargaison de Cubains en route vers la Floride (action réelle ou simulée). Nous pourrions encourager des agressions sur des réfugiés cubains aux États-Unis, jusqu’à causer des blessures dans certains cas destinés à être largement médiatisés.

Quelques explosions de bombes au plastic dans des lieux soigneusement choisis, l’arrestation d’agents cubains et la publication de faux documents démontrant l’implication de Cuba, aideraient également à propager l’idée d’un gouvernement [cubain] irresponsable (4). »

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Kennedy rejeta ce plan diabolique. Mais un mois plus tard, le 10 avril 1962, le général Lemnitzer revint à la charge avec un mémorandum recommandant, au nom des JCS, « une politique nationale d’intervention rapide à Cuba […] pour renverser le régime communiste actuel ».

Les chefs interarmes, précise le document, « pensent que l’intervention peut être accomplie suffisamment rapidement pour minimiser les chances des communistes de solliciter l’intervention des Nations Unies (5) ».

Kennedy répondit en limogeant le général Lemnitzer, qu’il éloigna de Washington en le nommant  Commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe. Il nomma à sa place Maxwell Taylor.

Lemnitzer ne fut pas un cadeau pour l’Europe : c’est sous ses ordres que les cellules stay-behind, prévues théoriquement pour armer et coordonner la résistance en cas d’invasion soviétique, furent mobilisées dans des opérations de terreur faussement attribuées à l’extrême gauche, dans le cadre d’une « stratégie de la tension » destinée à empêcher la progression électorale du communisme.

(note de T-E : dont la plus célèbre de ces cellules et première à avoir fait l'objet de révélations, est le (célèbre chez les "complotistes") réseau italien Gladio... Mais "On te manipule.fr" apparemment...).

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En France, les armées secrètes de l’OTAN sont responsables, bien davantage que l’OAS, de la série d’attentats contre le général De Gaulle, qui après son retour au pouvoir en 1958 avait engagé le retrait de la France de l’OTAN et l’expulsion de toutes ses unités.

« L’ombre de la folie de Lemnitzer reste attachée à l’Europe comme un cauchemar, » écrit Richard Cottrell dans Gladio, NATO’s Dagger at the Heart of Europe (6).

À Washington, l’exclusion de Lemnitzer ne résolvait rien. La majorité des généraux partageait la conviction d’être déjà entrés dans la Troisième Guerre mondiale, et avait pour seul but de la gagner. Le président ne parvenait pas à réformer leur mentalité, et continuait de recevoir du Pentagone des recommandations de stratagèmes machiavéliques pour déclencher une guerre contre Castro.

Un mémo daté du 10 mai 1963, transmis par l’assistant au Secrétaire à la Défense Paul Nitze, suggérait de « prendre des mesures conçues pour inciter les Cubains à provoquer un nouvel incident », comme par exemple « une attaque sur un avion de reconnaissance américain [qui] pourrait être exploitée dans le but de renverser le régime de Castro (7) ».

Selon l’historien Arthur Schlesinger, qui fut un des proches conseillers de Kennedy, ce dernier craignait plus le Pentagone que le Kremlin, car il savait que, si une guerre atomique était déclenchée, elle le serait par son propre camp.

Il s’efforçait d’écouter patiemment ces haut-gradés, mais il quittait parfois les réunions du National Security Council ulcéré par leur impatience à déclencher l’apocalypse nucléaire : « Ces types sont fous (8) ! » pensait-il.

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« Le premier conseil que je donnerai à mon successeur, confia-t-il à son ami Ben Bradlee, c’est de surveiller les généraux et de ne surtout pas croire que, sous prétexte qu’ils sont militaires, leur opinion sur les affaires militaires vaut tripette (9). »

De leur côté, les généraux méprisaient Kennedy et la jeune génération de Washington, et se persuadèrent que la sécurité du pays reposait sur leurs épaules.

C’est durant la Crise des Missiles cubains que la tension atteignit son comble. L’invasion ratée de la Baie des Cochons avait convaincu Fidel Castro de se déclarer officiellement communiste et de se placer sous la protection de l’Union Soviétique.

En octobre 1962, les avions espions U-2 de la CIA constatèrent l’installation sur l’île de Cuba de missiles soviétiques à têtes nucléaires pointés vers les États-Unis.

23 Oct 1962, San Cristobal, Cuba --- An aerial intelligence photograph of MRBM Launch Site 1 in San Cristobal, Cuba, showing missile erectors, fuel tank trailers, and oxidizer tank trailers. The photo was taken during the Cuban Missile Crisis, October 23, 1962. --- Image by © CORBIS

Pendant treize jours de réunion permanente du NSC, Kennedy résista à la demande des généraux, galvanisés par Curtis LeMay de l’Air Force, d’une attaque aérienne contre les sites de lancement, une attaque qui n’aurait pas pu détruire tous les missiles avant leur lancement et qui équivalait à une déclaration de guerre contre l’Union Soviétique.

Kennedy se contenta d’imposer un blocus naval sur les livraisons d’équipements militaires à Cuba, et chargea son frère Robert de parlementer avec le commandant en chef soviétique Nikita Khrouchtchev par l’intermédiaire de son ambassadeur à Washington Anatoly Dobrynin (10).

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Selon le témoignage du fils de Khrouchtchev, le message de Robert Kennedy était le suivant : « Si la situation continue plus longtemps, le Président n’est pas certain que les militaires ne vont pas le renverser et saisir le pouvoir. »

Khrouchtchev dit alors à son ministre des Affaires étrangères Andri Gromyko : « Nous devons aider Kennedy… Oui, l’aider. Nous avons maintenant une cause commune : sauver le monde de ceux qui nous
poussent à la guerre (11). »

Kennedy et Khrouchtchev sortirent de la crise par un accord secret dans lequel Kennedy promettait de ne pas envahir Cuba et de faire démanteler les missiles américains en Turquie, en échange du retrait des missiles soviétiques à Cuba.

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Kennedy avait ainsi privé les Joint Chiefs d’une chance historique d’en découdre avec le communisme. Mais ils ne désarmèrent pas. Un mois plus tard, le 20 novembre 1962, ils remirent au secrétaire à la Défense McNamara un mémorandum prônant un accroissement de l’arsenal nucléaire dans le but de faire basculer l’équilibre entre les deux puissances et d’atteindre la capacité de frapper l’URSS par surprise de manière suffisamment dévastatrice pour rendre le risque de riposte acceptable : « Les chefs interarmes considèrent qu’une capacité de frappe initiale est à la fois faisable et désirable. »

C’était une idée fixe : le 20 juillet 1961 déjà, les généraux avaient présenté à Kennedy, durant une réunion du NSC, un plan pour « une attaque [nucléaire] surprise [sur l’Union Soviétique] fin 1963, précédée par une période de tensions croissantes ».

Après avoir demandé une estimation des pertes humaines qu’impliquait ce plan, Kennedy quitta brusquement la réunion en lançant à son secrétaire d’État Dean Rusk : « Et on se prétend l’espèce “humaine” (12) ! »

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La catastrophe qu’ils évitèrent en octobre 1962 par leur sang-froid rapprocha les deux chefs d’État. Khrouchtchev envoya à Kennedy une lettre privée dans laquelle il exprimait son espoir que, en huit ans de présidence de Kennedy, « nous pourrions créer de bonnes conditions pour une coexistence pacifique sur terre, et cela serait hautement apprécié par les peuples de nos pays, ainsi que par les autres peuples (13) ».

C’était la seconde lettre d’une correspondance informelle qui en comprendra en tout 21 (déclassifiées en 1993).

La première avait été écrite par Khrouchtchev durant la crise de Berlin (29 septembre 1961) et remise discrètement, enveloppée dans un journal, à Pierre Salinger, attaché de presse de Kennedy, par Georgi Bolshakov, agent du KGB loyal à Khrouchtchev et opérant sous la couverture d’un éditeur de presse.

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Kennedy avait répondu favorablement à l’offre de Khrouchtchev de court-circuiter leurs bureaucraties respectives « pour un échange de vues personnel, informel mais significatif », qui « doit rester entièrement privé et ne doit pas être évoqué dans des déclarations publiques, encore moins révélé à la presse (14) ».

Grâce à ce canal secret, les deux hommes oeuvrèrent de concert pour éviter le pire. « L’une des ironies de cette situation, commenta Kennedy au journaliste Norman Cousins, est que M. Khrouchtchev et moi occupons approximativement la même position dans nos gouvernements : il aimerait éviter une guerre nucléaire mais il subit d’énormes pressions de ses faucons, qui interprètent chaque mouvement dans cette direction comme un “apaisement”. J’ai les mêmes problèmes (15). »

On doit se rappeler que Khrouchtchev n’était pas seulement le successeur de Staline, mais aussi l’artisan de la « déstalinisation ». Sa dénonciation des crimes de Staline au Congrès du Parti communiste en 1956 avait fait souffler un vent d’espoir à l’Ouest lorsqu’elle fut publiée par le New York Times.

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Sa politique de « détente » avait commencé à desserrer l’étau de la répression dans les pays satellites. À la lumière de leur correspondance secrète, il fait peu de doute que, si Kennedy avait vécu et avait été réélu en 1964, lui et Khrouchtchev auraient normalisé les relations entre leurs pays et mis un terme à la Guerre froide dans les années 1960.

Bill Walton se souvient que, le 19 novembre 1963, après avoir signé le premier traité de limitation des essais nucléaires, Kennedy déclara qu’« il avait l’intention d’être le premier président des États-Unis à visiter le Kremlin, dès que lui et Khrouchtchev auraient atteint un autre accord de contrôle de l’armement (16). »

Kennedy mourut trois jours plus tard. Johnson ne répondit jamais aux ouvertures répétées de Khrouchtchev, qui se trouva bientôt mis en difficulté dans son propre camp, et renversé en septembre 1964, puis placé en résidence surveillée. Il mourut en 1971.

Source : Extraits de « JFK/11 Septembre – 50 ans de manipulations » de Laurent Guyénot

A lire également sur stopmensonges :

La CIA et la Baie des Cochons (Extrait de JFK/11 septembre – 50 ans de manipulation)

Notes : 

1. Talbot, Brothers, op. cit., p. 51.

2. Copie du mémorandum sur www.ratical.org/ratville/JFK/USO/appE.html#NSAM55#NSAM55

3. L’expression fait référence à l’explosion du navire USS Maine « par une mine espagnole » dans le port de La Havane le 15 février 1898. Elle servit de slogan en faveur de la guerre contre l’Espagne pour le contrôle de Cuba. Quand le Maine fut renfloué en 1910, on découvrit que sa coque avait explosé de l’intérieur.

4. Copie sur National Security Archive, www.gwu.edu/nsarchiv/news/20010430/. Lire James Bamford, Body of Secrets : How America’s NSA and Britain’s GCHQ Eavesdrop on the World, Anchor Books, 2001, p. 84-90.

5. Bamford, Body of Secrets, op. cit., p. 87-9.

6. Richard Cottrell, Gladio, NATO’s Dagger at the Heart of Europe : the Pentagon-Nazi-Mafia Terror Axis, Progressive Press, 2012, p. 23.

7. Bamford, Body of Secrets, op. cit., p. 87-9.

8. Propos rapporté par son Deputy Secretary of Defense Roswell Gilpatric, cité dans Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 109.

9. Bradlee, Conversations with Kennedy, op. cit., p. 117.

10. Robert Kennedy donne un récit de cette crise dans Thirteen Days : A Memoir of the Cuban Missile Crisis, publié un an après sa mort en 1969 (W.W. Norton & Co, 2000). Robert reste cependant discret sur les tensions avec les militaires.

11. Sergei Khrushchev, Nikita Khrushchev and the Creation of a Superpower, Pennsylvania State University, 2000, cité dans Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 174-5.

12. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 236-8.

13. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 220.

14. Janney, Mary’s Mosaic, op. cit., p. 205.

15. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 344.

16. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 378.


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